Comment j’ai cru pouvoir devenir thaumaturge (faiseur de miracles)

Ma vocation de médecin

Une réponse à un besoin de donner un sens à ma vie…

Choisir de devenir médecin était pour moi une façon de donner un sens à ma vie professionnelle. J’espérais ainsi pouvoir aider mon prochain, ou en tout cas multiplier les occasions de contribuer utilement à la vie de mes semblables. J’étais à l’époque très influencé par l’idée « qu’on fait son bonheur en s’occupant de celui des autres » et que « c’est en donnant que l’on reçoit. » Avec le recul, je crois pouvoir dire aujourd’hui que ce qui me séduisait dans ces maximes était aussi la perspective de trouver une voie qui m’assure une sorte de bonheur. Une intention charitable sans doute, mais vraisemblablement pas totalement désintéressée…

 

Ma rencontre avec la psychiatrie

C’est à l’hôpital psychiatrique, au cours d’un de mes stages d’étudiant en médecine, que j’ai rencontré un vieux psychiatre (entendre par là : tout proche de la retraite) que je trouvais très chaleureux et accueillant avec ses patients. À son contact, ces derniers prenaient une toute autre physionomie qu’avec n’importe quel autre soignant ou médecin. Ce psychanalyste lacanien rayonnait et sa contribution à la vie des patients était pour moi manifeste…

Rencontrer cette personne a dû nourrir chez moi cet espoir en germe de devenir à mon tour quelqu’un qui pourrait faire une différence, par son rayonnement, dans la vie des personnes. Je me suis alors mis à caresser l’idée de pouvoir soigner par la relation, par mon savoir-faire, ma façon d’être. Comme je trouvais que ce que l’on m’enseignait à la faculté de médecine ne laissait qu’une part restreinte à la créativité et au mérite personnel du médecin, cette nouvelle perspective ouvrait une voie au-delà de la pure technicité médicale et me faisait miroiter la promesse d’une vie professionnelle plus excitante, plus gratifiante et plus satisfaisante auprès des patients…

Ma rencontre avec la psychothérapie

Dès le commencement de mon cursus d’interne en psychiatrie, je me suis intéressé aux psychothérapies avec une grande curiosité et même une avidité certaine.

Je peux dire avec le recul que j’ai souvent été fasciné par ces thérapeutes capables – en apparence au moins – de soigner par leur génie, leur art, leur intuition, leur créativité, leur magie… En fait, une fascination pour la toute-puissance du thérapeute et ses « pouvoirs magiques ». Une voie royale pour le burn-out, l’inefficacité, le sentiment d’insatisfaction, d’échec et de découragement. Mais cela, je ne le savais pas encore !

Cette fascination pour la magie me faisait chercher la recette miracle, le modèle de thérapie idéal. J’ai mis plusieurs thérapeutes sur un piédestal. Trop souvent, en voulant imiter de trop près des modèles pris en exemple, j’ai disqualifié mes propres compétences, me suis éloigné de ma créativité propre, de mon esprit critique et curieux. J’ai vu de nombreux patients comme des occasions de faire valoir mes compétences de guérisseur en devenir plutôt que comme des personnes à accompagner selon leurs besoins et leurs espoirs. J’étais dans certains cas davantage curieux des savoir-faire et techniques qui me permettraient de guérir les patients que de leur vie, de leurs propres compétences, de leurs propres façons de penser et de voir… J’ai beaucoup travaillé, me suis soumis à de fortes pressions, me suis fatigué inutilement, alimentant ainsi ces sentiments d’insatisfaction, de découragement et d’échec.

J’ai cherché et cru pouvoir trouver une forme de sauveur ultime chez certains thérapeutes que j’idéalisais, nourrissant, assez inconsciemment à l’époque, le projet de devenir à mon tour le sauveur ultime de patients en détresse. C’est ainsi que, de la même façon que je passais à côté de la curiosité à l’égard des compétences des patients – trop occupé que j’étais à chercher comment j’allais les sauver, je me déconnectais sans le savoir de cette curiosité vis-à-vis de mes propres compétences d’apprentissage à les accompagner à ma façon…

 

La posture décentrée, une découverte qui a fait une différence

Un début de prise de conscience…

C’est lorsque j’ai découvert la thérapie narrative qu’a commencé à s’effriter ma croyance utopique selon laquelle un bon thérapeute devait être capable, tel un thaumaturge, d’opérer des miracles. La façon de penser l’Homme, la thérapie, la relation et la posture du thérapeute que propose la thérapie narrative a commencé à m’ouvrir – lentement et progressivement – à une autre façon d’approcher les patients et la relation en thérapie.

Combien de fois ai-je entendu (non sans agacement parfois, et cela parce que je ne le vivais pas et donc ne le comprenais pas) que ce sont les patients qui nous apprennent notre métier et qui ont beaucoup à nous enseigner ! Avec la pratique de la thérapie narrative, ce lieu-commun de la thérapie a commencé à prendre un sens pour moi. Découvrir comment celui que l’on accompagne peut surprendre dans sa façon de « guérir », de dissoudre ses problèmes si l’on veut bien prendre la peine d’être curieux de ses façons de voir la vie, le monde ; si l’on veut bien lâcher l’idée que l’on doit lui trouver une solution et le sortir de là, que l’on doit faire des miracles. Et la thérapie narrative offre un cadre et une manière de penser qui encourage une posture alternative à cette posture de pouvoir.

Par cette posture – décentrée et influente, j’ai fait l’expérience que le patient n’était pas qu’un objet tordu à redresser, une machinerie en panne à réparer, mais bien un sujet vivant et doué d’autonomie, vraiment capable de se « sauver » lui-même pour peu qu’on lui laisse l’espace libre pour parcourir ce chemin…

 

… et un début d’apaisement

Apaisement salutaire du thérapeute parce que nécessaire pour accompagner confortablement l’autre. Comment un thérapeute stressé par le résultat qu’il doit produire peut-il aider l’autre ? Comment peut-il le laisser prendre le temps de faire, à son rythme, sa propre expérience en autonomie ? Comment peut-il contribuer à créer le contexte d’apprentissage sécure dont le patient a besoin ? Comment peut-il rester connecté au mieux à cette attitude d’accueil inconditionnel, condition sine qua non de tout travail thérapeutique ?

S’exercer à la posture décentrée – posture qui ne pense pas à la place de l’autre, qui n’impose pas sa vision du monde à l’autre, qui ne cherche pas à répondre aux problèmes que la vie pose à l’autre à sa place – a été pour moi (et reste parfois encore aujourd’hui) un chemin semé d’embûches même si très fructueux. En voici – liste non exhaustive – quelques fruits que j’ai pu observer : un thérapeute beaucoup plus tranquille, un patient mieux écouté qui peut évoluer plus librement, un thérapeute plus ouvertement curieux qui peut faire des découvertes stimulantes au travers de la vie des personnes qu’il rencontre, un thérapeute en bien meilleure forme physique et donc en meilleur état pour accompagner des personnes qui en ont besoin dans la durée et dans de bonnes conditions ; avoir quitté cette posture de sauveteur m’a assurément sauvé de l’épuisement professionnel qui me pendait au nez.

 

Faire le deuil du fantasme du thaumaturge, guérisseur, magicien…

Tout ce lent processus m’a conduit progressivement à accepter que les thérapies brèves prennent parfois du temps, à accepter que les patients ne soient pas toujours prêts à changer ce que j’aurais pu penser qu’il fût bon qu’ils changent, qu’ils pouvaient emprunter des voies auxquelles je ne m’attendais pas, ou faire des choix que je n’aurais pas faits pour moi…

Renoncer à devenir thaumaturge m’a aussi permis d’aller davantage vers un travail d’équipe avec la personne qui me consulte. Si le patient ressent le besoin d’être accompagné pour aller quelques pas plus loin, le thérapeute, lui, ne peut rien sans le patient. Peut-être m’a-t-il fallu accepter de dépendre ainsi du patient : dépendre de sa volonté de faire un travail de thérapie, de son choix de s’engager avec moi ou non, de ses limites et des miennes… Pour finalement commencer une plus saine collaboration qui tienne compte des limites et de l’autonomie de chacun.

 

… pour aller vers un peu plus de sagesse et d’humilité ?

Un élargissement des perceptions et une évolution de la pratique

C’est donc chemin faisant que mes perceptions se sont élargies et que j’ai pu contacter par l’expérience comment la posture décentrée – qui renonce à toute magie et donc à prendre le pouvoir – est une posture réellement efficace. Car la posture décentrée s’appuie sur le pouvoir du patient pour changer et non sur celui du thérapeute à transformer le patient.

J’ai donc découvert que les processus d’auto-guérison qui sont à l’œuvre chez les gens sont plus puissants que n’importe quelle thaumaturgie… Parce que j’en ai été souvent témoin, je peux maintenant vraiment croire à cette idée que « le patient est l’expert de sa vie », qu’il est connecté aux « ressources » pour faire face aux problèmes qu’il rencontre (Milton Erickson), qu’il faut « savoir attendre » (François Roustang). Le tout est déjà que le thérapeute ne fasse pas obstacle à ces processus vitaux (primum non nocere) et qu’il fasse confiance à ces processus pour émerger sans croire que ça dépend surtout de lui… C’est pourquoi l’intervention du thérapeute ne réside pas dans un hypothétique coup de génie, mais plutôt dans tout ce qu’il va mettre en œuvre ou s’abstenir de faire afin de favoriser, ou à tout le moins de ne pas empêcher, l’établissement d’une relation sécure qui permettra au patient de construire progressivement son autonomie.

« Une affection authentique pour autrui signifie éprouver de la sollicitude pour la croissance de l’autre et donner vie à quelque chose à l’intérieur de lui. Cette attitude est celle du thérapeute envers son patient. » Irvin Yalom

Je crois qu’entretenir la volonté de changer l’autre pour affirmer ou confirmer sa compétence de thérapeute ou pour se sentir gratifié de l’avoir sauvé ne correspond pas à cette attitude « d’affection authentique » qui donne vie. Au contraire, il faut se dépouiller soi-même de cette volonté de le sauver, le changer, mettre à distance ce qui ressemble potentiellement à un projet à la gloire de la puissance du thérapeute pour n’être là que pour favoriser un contexte dans lequel le patient pourra développer sa créativité et son autonomie propres tout en prenant appui sur cette attitude d’accueil inconditionnel du thérapeute.

Accepter, donc, radicalement l’altérité du patient, ne pas penser à sa place et ne pas désirer le changement qu’il ne désire peut-être pas – c’est-à-dire garder une modeste posture décentrée, même si influente – pour lui donner l’occasion de se sauver lui-même. Alors devient possible une relation de collaboration suffisamment sécure qui va contribuer à enrichir la vie du patient dont pourront se réjouir à parts égales les deux membres du binôme patient-thérapeute.

 

Felix culpa ! Heureuse faute !

Heureuse erreur qui a été la mienne car, étant sorti du piège dans lequel je m’étais laissé prendre, je veille dorénavant d’autant mieux à garder cette posture décentrée au service de la thérapie et de l’autonomie du patient. Cette manière d’être qui facilite la relation et la collaboration rejoint donc mon intention initiale d’aider mon prochain au mieux. Et si les moyens et les pratiques mis en œuvre pour tendre vers ces objectifs ont changé, je reste fidèlement connecté aux espoirs et intentions qui ont animé au départ ma « vocation » de psychiatre et de psychothérapeute.

Si j’ai pu croire un moment que devenir thaumaturge eût pu me donner satisfaction, je me réjouis maintenant de goûter la paix que procure cette nouvelle manière d’être avec l’autre, plus humble certes, et aussi plus en relation avec lui. Les séances de thérapie sont plus légères, pour les deux protagonistes. Le sentiment d’urgence et la pression du résultat sont moins prégnants, l’ouverture et la disponibilité du thérapeute plus tangibles ; la fluidité de l’interaction et des changements chez le patient bien plus riches et vivants !

Outre ce changement de posture chez moi et ce qu’il permet dans la relation thérapeutique, je peux désormais me servir de ces expériences et m’appuyer sur ce qu’elles m’ont permis de comprendre et de connaître de la vie. Par exemple, lorsque je me surprends à vouloir faire des miracles ou que je suis tenté de faire des interventions plutôt centrées – qui reviendraient à faire quelque chose qui met la main sur la vie du patient ou à adopter une posture de pouvoir, je peux faire l’hypothèse que cela parle d’une résonance avec les processus avec lesquels le patient est aux prises. Par conséquent, ce vieux démon devient en quelque sorte un allié précieux qui peut maintenant me servir de guide pour mieux comprendre les processus à l’œuvre dans la vie des personnes. Quand surgit ce fantasme du thaumaturge, du thérapeute magicien que j’ai bien connu et reconnais bien, je peux le recevoir comme une information au service de la lecture de processus. Mais cela est un autre sujet…